Je suis LA mémoire

Je ne sais pas si on peut dire que j’ai une bonne mémoire. Disons que j’ai LA mémoire, celle qu’on s’efforce d’oublier. J’ai les souvenirs de ceux qui m’ont précédé, quand le temps est gris j’aime m’y plonger. Quand j’entends les singes sans poils dire « Avant il n’y avait rien. » d’un air fier, j’ai envie de les faire hurler de peur lors des soirs de pleine lune.

Avant il y avait la vie. Partout ça grouillait de formes, de couleurs, de respirations, de mélodies. Je ne dis pas qu’on s’entendait tous très bien remarquez. Par exemple, les musaraignes se plaignaient dès qu’on chassait, les écureuils avaient tendance à vouloir étrangler les termites, sans parler de ces vieux briscards d’arbres qui râlaient sur les pics.

Mais, à la fin de la journée, tout le monde finissait par y trouver son compte.

Et puis, tout a changé. Oh, cela ne s’est pas fait du jour au lendemain, mais cela s’est fait.

Les arbres ont été coupés avant d’avoir perdu leurs dernières feuilles, l’humus de la forêt a verdi pour laisser place à une prairie colorée et pleine de bourdons, papillons et scarabées. On les a pleurés nos arbres, mais pas si fort qu’on a regretté l’arrivée des vaches à lait. Tout a été piétiné, les fleurs détruites, la verdure transformée en boue. Savez, le paysage dévasté, le bruit des cloches et les odeurs nauséabondes, on aurait pu s’en accommoder. Mais ils ont empoisonné l’eau ! On a mis du temps à comprendre pourquoi on passait de l’autre côté… Le temps de réaliser la moitié de nos voisins avait rendu l’âme et les vaches ont disparu.

Alors qu’on se remettait difficilement de l’événement, tout s’est accéléré. Un chêne n’aurait pas eu le temps de sortir de terre que les singes sans poils avaient rasé le peu de choses qui restaient, coulé du goudron ici et là, fait pousser des immeubles. Là, on a tous sentis que c’était fini. Ceux qui n’avaient pas encore laissé leur peau ont plié bagages espérant un avenir meilleur ailleurs, ou plutôt un avenir tout court.

Je sais ce que vous vous demandez : qu’est-ce que je fais encore là, tout seul comme un con sur un poteau électrique ?

Je suis LA mémoire. Je reste ici pour rappeler aux singes sans poils qu’avant, c’était vivant et qu’à cause d’eux, aujourd’hui il n’y a plus rien.


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Crédit photo : Erik Karits sur Pixabay

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